CHAPITRE XXIII

VENTER

Venter : troisième planète du système solaire, considérée par beaucoup comme le berceau de l’humanité. Cette thèse se base principalement sur les guerres de la Dispersion, elles-mêmes issues des guerres solaires – solaires, donc du système solaire. Elle s’appuie également sur l’étymologie du mot « Venter » qui signifierait « ventre » dans une langue ancienne. Le mot « ventre » désigne par extension une matrice et donc accrédite une idée de naissance, d’origine. Certains ajoutent que le siège des griots célestes se situait autrefois sur Venter, mais nous n’avons jamais eu la preuve de cette affirmation. Les archives et les cartes historiques des différents mondes ne contiennent aucune précision sur la localisation du siège du Cercle céleste, et les recherches archéologiques effectuées sur Venter n’ont pas donné de résultat.

Les hypothèses contraires sont légion : il en existe pratiquement autant qu’il y a de mondes habités par les hommes ! Chaque planète prétend en effet être le berceau de l’humanité, des affirmations risibles dans la mesure où une seule d’entre elles est dans la vérité – quoique la théorie de la synchronicité...

Les peuples humains dispersés devraient observer modestie et silence jusqu’à ce qu’une preuve irréfutable soit apportée à leurs allégations. Les courants récents pousseraient les historiens, les ethnologues et les archéologues vers Jezomine, septième planète du système de Jez. Ce nouvel engouement s’explique à mon sens par la pression effrénée des partisans du Néo-Wehud sur le parlement des mondes réunifiés.

Je garde quant à moi une nette préférence pour Venter. J’ai eu la chance inouïe de visiter cette planète du système solaire et j’ai ressenti une émotion indescriptible en foulant son sol : j’avais l’impression de rentrer à la maison.

Friw Atao,

historien et ambassadeur,

archives gouvernementales de Chimle,

Agellon.

Le réveil sur Venter était différent des renaissances sur les autres mondes. Il s’apparentait à un retour dans une maison familière, et Seke lui-même, qui mettait pour la première fois les pieds sur la planète des origines, s’était senti chez lui en quelques jours.

Il avait repris connaissance sur un lit à l’intérieur d’une cellule minuscule où se faufilait, par une étroite lucarne, un rayon de soleil. Il avait attendu que s’estompent les effets de la renaissance pour se lever, sortir de la petite pièce et explorer les gigantesques bâtiments de pierre. Il avait rencontré d’autres griots vêtus de la tunique bariolée, de la toge, du tarbouche et munis de la crosse traditionnelle, à quelques variantes près. Intrigués par sa combinaison de légionnaire du Serpent, ils l’avaient salué d’un hochement de tête, d’un petit signe de main ou d’un grognement, trop fatigués ou trop engourdis pour lui adresser la parole. Certains d’entre eux étaient accompagnés de jeunes gens dont les tenues traduisaient les origines diverses. Des apprentis sans doute. Ceux-là auraient volontiers engagé la conversation avec les autres disciples s’ils n’avaient pas reçu pour stricte consigne de respecter le silence de leurs maîtres. Seke s’était rendu compte à l’occasion que Marmat et lui-même n’avaient pas noué une relation de maître à disciple ordinaire. La norme du Cercle voulait que le maître impose au disciple une obéissance aveugle et ne lui abandonne aucune initiative. Bon nombre de griots sautaient sur toutes les occasions pour humilier leurs apprentis. Seke avait eu beaucoup de chance d’avoir été choisi par Marmat Tchalé.

La gravité, le climat, la végétation de Venter semblaient parfaitement adaptés à l’être humain. Ils étaient arrivés, selon Al Mikalith, sur ce continent appelé Afrik, l’une des seules régions de Venter qui n’avaient pas subi les ravages des guerres solaires, ancêtres des guerres de la Dispersion. Grâce à l’intervention de la garante de Saint-Phast, la physiologie d’Al Mikalith avait supporté sans dommage le transfert fulgurant de l’alignement chaldrien. Marmat et son vieux confrère avaient même mis moins longtemps que d’habitude à récupérer. Au bout de seulement deux jours, ils avaient pu se lever et se dégourdir les jambes dans les couloirs et les cours intérieures.

Une végétation exubérante entourait les bâtiments du cercle. Des cris stridents déchiraient régulièrement le silence bercé par une brise chaude, presque sucrée. Une kharba stylisée et une cordelette, les symboles du voyageur céleste, ornaient le linteau de la porte principale en forme d’arc. Elle donnait sur une première cour, la cour d’honneur, entourée d’un mur d’enceinte et pavée d’énormes pierres plates entre lesquelles poussait une herbe brune et résistante appelée « la plante du renouveau » ou «  renouvelle » elle était apparue à la fin des guerres de la Dispersion. Il fallait ensuite franchir une succession d’escaliers plus ou moins monumentaux, plus ou moins tournants, pour accéder aux premiers bâtiments dont les façades reliées par des arches dressaient une intimidante muraille de pierre blanche. Des brèches, des lézardes brisaient la symétrie des baies ogivales et des meurtrières dépourvues de fenêtres.

« Pas facile à entretenir, avait commenté Al Mikalith. L’entropie s’installe dans toute construction, mais il faut reconnaître que le siège du Cercle n’a pas trop mal résisté à l’usure du temps.

— Qui l’entretient ? avait demandé Seke.

— Les permanents. Ce qui reste de la population de Venter. Ils logent dans des villages voisins. Tu ne les as pas encore rencontrés ?

— Ce sont eux qui nous fabriquent nos vêtements et nos tarbouches, avait renchéri Marmat. Eux qui font la cuisine et le ménage pendant les assemblées. Ils confectionneront plusieurs tenues à ta mesure lorsque tu auras reçu ta kharba. »

Seke s’était souvenu des hommes à l’allure furtive croisés dans les couloirs. Comme ils portaient des vêtements similaires à ceux des griots, il n’y avait pas prêté attention. A propos de vêtements, il avait trouvé une veste et un pantalon à ses mesures pliés devant la porte de sa cellule, ainsi que des chaussures de cuir à sa pointure. Pas fâché de se débarrasser de la combinaison et des bottes de légionnaire, ainsi que de la double peau confectionnée par les créatomes, il avait enfilé sans attendre sa nouvelle tenue, séduit par sa souplesse et sa légèreté. Al Mikalith lui avait appris qu’il devait cette attention à Marmat : le maître en avait assez de voir le disciple se balader avec ce satané reptile sur la poitrine...

« Je ne sais pas si je recevrai un jour ma kharba », avait murmuré Seke.

Il avait perçu une forme funeste au-dessus du Cercle, un chant de mort et de destruction, le même que celui des sphères meurtrières au-dessus du désert du Mitwan. Le dragon aux plumes de sang avait volé jusqu’à Venter pour exterminer ces voyageurs célestes qu’il pourchassait depuis la nuit des temps.

« Tu en es digne plus que tout autre », avait protesté Marmat.

Seke avait enveloppé son maître d’un regard pénétrant sans oser se concentrer sur le son de sa forme.

« Quand aura lieu l’épreuve ?

— Dans quelques jours. Le temps que tout le monde soit remis de la renaissance. Quand le conseil du Cercle aura jugé le moment opportun. »

L’assemblée se tiendrait dans l’hémicycle du bâtiment principal, une construction qui avait subi d’incessantes modifications. Dressé sur un large promontoire, soutenu par un contrefort central en forme d’étrave, il ressemblait à un navire rafistolé fendant une mer de pierres, d’herbe et de mousse. Une partie de sa toiture s’était effondrée et n’avait jamais été réparée, sans doute parce que la plaie béante ouvrait sur des salles inusitées. Les poutres brisées pointaient vers le ciel comme des esquilles d’os. Les permanents avaient choisi de concentrer leurs efforts sur l’hémicycle, qu’ils avaient isolé du reste de la construction. Au-dessus de cette salle, ils avaient consolidé la charpente et renforcé les murs. De sa splendeur passée, le bâtiment principal gardait de nombreux balcons en encorbellement ainsi que des sculptures érodées, informes, représentant les fondateurs du Cercle.

Seke et les deux griots avaient exploré une tour d’angle, l’Envolée, dont la flèche en partie rognée se perchait plus de trois cents pas au-dessus du sol.

« De là-haut, on a une vue extraordinaire », avait assuré Marmat.

Ils s’étaient aventurés sur l’escalier à vis battu par les courants d’air et souillé par les déjections des oiseaux. Ils avaient franchi les passages délicats où manquaient une ou plusieurs marches, observant des pauses régulières pour permettre à Al Mikalith de reprendre son souffle et des forces.

Seke se demandait pourquoi le vieux griot, qui n’avait pas caché son hostilité envers Marmat sur Aros, s’obstinait à rester en leur compagnie. Il avait pourtant salué certains de ses confrères avec une chaleur démonstrative, presque excessive, dans le grand réfectoire où tous se rassemblaient pour prendre leurs repas.

Au sommet de l’Envolée, accoudés au parapet du balcon circulaire, ils avaient contemplé les vagues de pierres plates et grises qui ondulaient au-dessus des bâtiments, la ceinture de végétation si serrée par endroits qu’elle passait du vert au noir le plus profond, et puis, dans le lointain, un grand volcan aux pentes abruptes et sombres.

« Le cratère kharbique, avait murmuré AI Mikalith, pâle, encore essoufflé.

— C’est là où les apprentis reçoivent leur kharba, avait ajouté Marmat Tchalé.

— Elles viennent d’où ? avait demandé Seke.

— On pense qu’elles sont déposées par le rayonnement lumineux qui tombe sur le cratère.

— Elles ressemblent à de gros coquillages...

— Des coquillages célestes, en effet. Elles sont vides, et pourtant elles restent vivantes.

— Qui leur ajoute les cordes ? »

Marmat et Al Mikalith s’étaient échangé un regard amusé.

« Personne. Une théorie, une légende plutôt, prétend qu’elles fabriquent elles-mêmes leurs cordes avec leurs sécrétions. Qu’elles se métamorphosent en heptacordes, en lyres célestes, dans le cratère. »

Al Mikalith avait dégagé sa kharba du fouillis de ses vêtements et l’avait montrée à Seke.

« Comme tu peux le constater, les cordes ne sont fixées par aucune attache visible, aucune cheville. Elles sont directement plantées dans la coque.

— C’est ce qui fait qu’un instrument n’est jamais comparable à un autre, avait précisé Marmat. A chacun correspond une sonorité spécifique. »

Seke avait examiné la kharba du vieux griot. Les extrémités des sept cordes tendues au-dessus de la rosace en forme de fente plongeaient directement dans la matière lisse de la caisse de résonance. L’instrument d’Al Mikalith paraissait accordé à son état : terne, desséché, incapable de vibrer.

Ils étaient restés au sommet de l’Envolée jusqu’au crépuscule, engourdis par les rayons du soleil, baignant dans une tiédeur paisible. Seke avait entendu le chant de Venter, un chœur harmonieux dont les malheurs anciens et les malheurs en germe troublaient la sérénité fragile.

« Je m’appelle Onko, je viens d’Agellon. »

Les cheveux blancs, la peau claire et les yeux rouges de son interlocuteur ramenèrent Seke quelques années en arrière dans le Cosmocant de Faliz.

« Tu es orow, n’est-ce pas ? »

La remarque de Seke ne parut pas étonner Onko.

« Et toi, tu es Seke, celui qui sauva Zeline et Irko du Quetzalt.

— Ah, tu connais cette histoire...

— Tout le monde la connaît chez les Orows.

— Comment m’as-tu reconnu ?

— Zeline et Irko ont dessiné un portrait de toi. Chaque Orow en porte un sur lui. Regarde. »

Onko sortit de l’intérieur de sa veste un médaillon serti dans une matière qui ressemblait à de l’os. Seke se reconnut, en plus jeune, en plus poupin, dans le visage croqué par une plume précise.

« Tu les as rencontrés ? »

Onko marqua cette fois sa surprise d’un froncement des sourcils.

« Zeline et Irko ? Ils sont morts depuis plus de deux cents ans ! Mais tous les Orows conservent et chérissent leur souvenir. Ils ont lancé le mouvement de libération planétaire. Grâce à eux, le continent rouge est entièrement débarrassé des adorateurs du Quetzalt. Je pensais... »

D’un sourire, Seke encouragea l’Orow à poursuivre. Les voix graves bourdonnaient dans le réfectoire en grande partie vide. Les permanents allaient d’une table à l’autre en poussant des chariots métalliques chargés de plats fumants. Seke s’était installé à l’écart, laissant Marmat et Al Mikalith en grande conversation avec quelques-uns de leurs confrères.

« J’espérais te rencontrer sur Venter, reprit Onko. Mais je croyais trouver un... un vieil homme.

— Le temps est différent à l’échelle chaldrienne. C’est ma première assemblée comme toi. Je n’ai même pas encore reçu ma kharba.

— Mon maître m’avait parlé de ces écarts de temps, mais je n’en avais pas encore fait l’expérience concrète.

— Qui est ton maître ?

— Kelm Valmor.

— Connais pas. »

Seke invita Onko à s’asseoir. L’Orow inspecta le réfectoire du regard avant de se glisser sur le banc. Des permanents se dirigèrent aussitôt vers lui et lui servirent, sans lui demander son avis, une assiette de terre cuite emplie d’un brouet sans couleur et sans saveur. Marmat pestait régulièrement contre la nourriture, estimant qu’elle baissait en qualité à chaque assemblée. Le jus de fruit frais servi à chaque repas était en revanche délicieux. Les permanents effectuaient leur service sans prononcer un mot. À Seke, qui s’étonnait de ce mutisme, Al Mikalith avait répondu :

« La malédiction de la guerre solaire. Elle a retiré aux survivants l’usage de la parole. On dit que l’horreur a rendu muets les derniers habitants de Venter. »

Onko mangea un moment en silence avant de déclarer, d’une voix à peine audible :

« Mon maître me frappe pour un oui, pour un non, et il me prive souvent de manger. Il dit qu’il cherche à m’endurcir. Mais je suis un Orow, j’ai toujours vécu sur les plaines du continent rouge, je sais déjà ce que signifient la douleur et les privations.

— Comment es-tu devenu son disciple ?

— Je l’ai entendu chanter dans le nouveau Cosmocant de Chimie, là où Zeline et Irko ont réussi à déplacer le chaldran. A la fin de son récital, Kelm Valmor s’est approché de moi et m’a désigné devant toute l’assemblée. Je n’avais pas envie de quitter les plaines ni d’être séparé des miens, mais être choisi par un voyageur céleste est considéré chez moi comme un grand honneur. Alors je l’ai suivi et j’ai visité avec lui quatre mondes. Sur les quatre, nous avons failli être tués par les fanatiques du dragon ou du serpent...

— Ou du Quetzalt, intervint Seke. Ce sont des variantes du même symbole. Ils poursuivent tous le même dessein : l’élimination des griots.

— Mon maître dit que les reptiles ont de tout temps été associés à la malédiction dans les mythologies humaines.

— Aucun animal n’est bon ou mauvais. Il n’y a pas d’intention dans les vies animales, seulement l’instinct de survie. » L’image des enfants du Tout lui vint à l’esprit après qu’il eut prononcé ces mots. Ils n’appartenaient pas au règne animal, mais ils avaient vécu sans intention. « Les reptiles font peur aux hommes parce qu’ils sont silencieux, mystérieux et parfois dangereux. On les a donc associés au malheur, à la malédiction. Le bon, le mauvais, le beau, le laid ne sont que les fruits de la pensée. »

Onko repoussa son assiette, but une gorgée de jus de fruit et s’essuya les lèvres avec la petite serviette de tissu remise à chaque convive à l’entrée du réfectoire.

« Tu n’as pas reçu ta kharba, mais tu parles comme un sage. D’ailleurs, tu es présenté comme un sage dans l’histoire officielle de Zeline et d’Irko.

— Ceux qui m’ont recueilli et élevé dans le désert du Mitwan étaient des sages. Moi je ne suis qu’un homme, un faiseur de bruit... »

Ils devisèrent jusqu’à la fin du repas, puis, comme les griots devaient se réunir pour préparer l’assemblée, on leur donna quartier libre jusqu’au dîner. Les disciples se regroupèrent dans l’une des cours intérieures des bâtiments et, enfin libérés de la férule de leurs maîtres, s’étourdirent de paroles et de rires. Seke en dénombra une petite trentaine. Les plus jeunes avaient tout juste atteint leur quinzième année et les plus vieux, dont il faisait partie, dépassaient à peine les vingt ans. Ils s’exprimaient tous en même temps, atteints de frénésie oratoire, pressés de déverser les mots trop longtemps réprimés. Ils rencontraient peu ou prou les mêmes difficultés, la nostalgie de leur planète originelle, de leur famille, de leurs amis, la sévérité de leur maître, souvent excessive, parfois absurde, la douleur des renaissances, l’inquiétude face à la montée du dragon aux plumes de sang, enfin l’impatience de recevoir leur kharba et de voler de leurs propres ailes sur les flots cosmiques. Ils décrivirent avec une maladresse touchante les sensations vertigineuses expérimentées sur les flots cosmiques, l’impression encore plus extraordinaire produite par l’alignement chaldrien. Ils avaient assisté aux récitals donnés par leurs maîtres, ils avaient vu les spectateurs fondre en larmes mais, n’ayant eux-mêmes jamais expérimenté le chant, ils se demandaient s’ils se monteraient à la hauteur, s’ils seraient capables à leur tour de déclencher l’émotion des foules.

Leur verbiage ranima en Seke le souvenir de Jaïfe et de Yorgäl, les premiers disciples qu’il eût rencontrés, l’un qu’il avait tué de ses propres mains, l’autre qui était morte sous ses yeux. Il lui sembla que plusieurs siècles le séparaient des événements du Fond de Cadect, mais, à l’échelle de son temps, seulement quelques années s’étaient écoulées. Il éprouvait encore des remords. Sa pensée divisait toujours les souvenirs en bien et en mal, et pourtant, il l’avait expérimenté à plusieurs reprises, c’était dans cette séparation que germait la souffrance, sur ce passé que se brisait en permanence le présent. La colère et dégoût éprouvés pour le disciple de Zaul Samari – au fait, où était passé Zaul Samari ? Et Eyland Volgen ? Avaient-ils succombé aux attaques du dragon aux plumes de sang ? - continuaient de le tarauder parce qu’il ne les avait pas acceptés, parce que, en les repoussant, il s’était renié lui-même.

« Tu as l’air songeur... »

La voix d’Onko le ramena dans la cour intérieure, au milieu de ces apprentis griots pépiant comme des oiseaux.

« Ils me fatiguent aussi, murmura l’Orow en s’asseyant à ses côtés sur un muret partiellement effondré. Ceux de ma tribu ne sont pas bavards. Les plaines du continent rouge invitent au silence.

— Le désert du Mitwan également. »

La brise tira un rideau de cheveux blancs et fuyants devant les yeux d’un rouge profond d’Onko.

« Quelque chose te tracasse. Tu ne veux pas me dire quoi ? »

Seke se concentra sur le chant de l’Orow ; la nostalgie ne parvenait pas à troubler la pureté de son âme aussi claire qu’une eau de source.

« Je ne sais pas combien de nous seront encore en vie dans quelques jours, finit-il par répondre.

— Personne ne peut prédire à l’aube qu’il sera encore en vie à la fin de la journée.

— Juste. Mais je sens la présence du dragon parmi nous. Je crois qu’il s’est invité sur Venter pour achever ce qu’il a commencé sur Venter. »

Le visage d’Onko demeura impassible. Seke perçut la modification de son chant, une brève vague de panique aussitôt rejetée par son conditionnement orow.

« Je ne mettrai pas en doute la parole de l’homme qui a détecté la présence du Quetzalt dans les corps de Zeline et d’Irko, je lui demanderai seulement ce que nous pouvons faire pour éviter cela. »

Seke haussa les épaules.

« Je ne sais pas sous quelle forme se présentera le dragon.

— Tu peux compter sur moi », déclara l’Orow d’un ton solennel. Il posa la main sur son cœur. « Tu as veillé sur moi depuis ma naissance. C’est à mon tour de te protéger. »

Le village parut désert jusqu’à ce que des enfants surgissent de l’arrière d’une masure et, dans un nuage de poussière, encerclent les deux visiteurs. Seke et Onko s’étaient éclipsés de la cour intérieure, abandonnant leurs condisciples à leurs bavardages futiles. Ils avaient traversé la forêt en suivant le sentier entretenu par les permanents et marché environ six lieues avant d’apercevoir les constructions basses aux murs de pierre blanche.

Les femmes et les enfants des permanents n’étaient pas admis dans les bâtiments du Cercle, mais aucune règle, du moins à la connaissance de Seke, n’interdisait aux griots de leur rendre visite. Les premières maisons se serraient les unes contre les autres en lisière de forêt, à l’ombre des grands arbres, les autres se répartissaient sur un plateau entre les champs cultivés et les prairies où paissait le bétail. Au loin, sur le fond d’azur, se détachait le pic sombre et majestueux du cratère kharbique. Conduits par des femmes, des attelages de ruminants bruns et noirs aux cornes recourbées tiraient des chariots débordant de légumes ou de fourrage.

Les enfants qui entouraient Seke et Onko étaient les descendants des derniers habitants de Venter. Eux n’avaient pas quitté la terre d’où étaient issus les peuples humains dispersés dans la Voie lactée. Ils étaient restés dans le ventre originel, ils avaient survécu sur un monde dévasté par les guerres, ils avaient accompagné la guérison et la renaissance de leur mère nourricière. Le village s’était agrandi en cercles concentriques de plus en plus larges. Echaudés par leur échec cinglant, regroupés autour des bâtiments du Cercle qu’ils préservaient des atteintes du temps, les rescapés s’évertuaient à respecter les équilibres encore fragiles de leur monde.

Les femmes sortirent à leur tour des maisons voisines et se regroupèrent autour des deux visiteurs. Elles portaient des vêtements de laine amples et simples, des vêtements de pénitentes qu’elles égayaient de ceintures ou de rubans colorés. Leurs cheveux tirés en chignon et leurs regards graves accentuaient cette première impression d’austérité. Des taches bleutées parsemaient leur peau ni blanche ni noire. Leurs chants paisibles restaient empreints d’une tristesse ancienne. Visiblement, les cheveux blancs et les yeux rouges de l’Orow les fascinaient. Les enfants, plus hardis, touchaient les visiteurs du bout des doigts pour s’assurer de leur réalité. Aucun mot ne fut prononcé. Seke se souvint de l’histoire racontée par Al Mikalith. Était-ce vraiment la malédiction des guerres solaires qui les avait rendus muets ? Ou avaient-ils décidé en des temps très anciens de cesser de faire du bruit ?

« Nous sommes des apprentis griots, dit Seke. Nous sommes venus vous rendre visite. »

Les femmes ne bougèrent pas, ne manifestèrent aucune expression, mais leurs yeux sombres se teintèrent de curiosité bienveillante. Les deux apprentis comprirent qu’ils ne tireraient rien d’elles et entreprirent d’explorer le village. Les enfants et les femmes les suivirent, le groupe grossit sans cesse jusqu’à former une foule imposante et silencieuse. Dans le lointain, les champs de céréales ondulaient et bruissaient sous l’effet de la brise. D’ingénieux systèmes de canaux suspendus reliés aux puits irriguaient les potagers et distribuaient l’eau à l’intérieur des habitations. On n’entendait pas d’autre bruit que les mugissements des ruminants regroupés sur les étendues d’herbe verte et les grincements des roues des chariots.

Seke se rendit compte que les femmes et les enfants entraînaient discrètement les visiteurs vers une maison située à l’écart du village, au bout d’une allée de terre bordée de massifs fleuris. Un vieil homme se tenait sur le pas de la porte. Courbé, le visage profondément raviné, auréolé d’un nuage clairsemé de cheveux blancs, il portait une toge grise drapée sur l’épaule et une tunique écrue resserrée à la taille par une ceinture de cuir tressé.

Seke écouta quelques instants la forme du vieil homme, un chant calme et nostalgique, puis il désigna la foule d’un ample geste du bras.

« Navré de vous importuner, mais j’ai l’impression que ces gens nous ont conduits vers vous. »

Le vieil homme dévisagea les deux visiteurs avant de s’éclaircir la gorge et d’entrouvrir les lèvres.

« Qu’êtes-vous venus faire ici ?

— Je ne pensais pas que nous trouverions quelqu’un avec qui parler.

— Je suis le gardien de la parole de ce village. Je n’ai que très rarement l’occasion d’exercer mon art. Nous n’avons pas souvent de visiteurs célestes. Pratiquement jamais, devrais-je dire.

— Pourquoi sont-ils muets ? »

Une grimace étira les lèvres rainurées du vieil homme.

« Nous nous méfions des mots. Ils ont tué avant les armes. Ils servent trop souvent à blesser, à blasphémer, à tromper. Les derniers habitants de Venter ont décidé de se taire à la fin des guerres solaires.

— On peut vraiment prendre ce genre de décision ?

— Les virus soldats les y ont aidés. Ils ont rongé les cordes vocales de la plupart des survivants. Ils ont aussi provoqué ces taches bleues sur la peau des femmes. La maladie s’est transmise de génération en génération. Nous n’y avons pas vu une fatalité mais une chance, une très grande chance. Venter avait besoin de silence et de repos.

— Vous n’avez pas eu cette chance... »

Le vieil homme sourit, les rides se creusèrent aux coins de ses yeux.

« Il arrive parfois qu’un enfant pousse un cri à sa naissance. Alors il devient le gardien de la parole, le lien entre le village et les visiteurs.

— Où avez-vous appris le langage ?

— Près d’un autre gardien de la parole, dans un village voisin. Chaque génération en compte au moins un. Je transmets moi-même mes connaissances à mon successeur, une fillette de Manjaro, un village distant d’une journée de marche.

— Vous n’avez aucun contact avec les griots ? »

Le vieil homme ne répondit pas tout de suite, les yeux dans le vague, perdu dans ses pensées. Les femmes et les enfants écoutaient la conversation avec une grande attention. Ils comprenaient visiblement les mots qu’ils ne pouvaient pas prononcer.

« Nous n’avons pas beaucoup d’occasions de les rencontrer, reprit le vieil homme. Au cours de ma vie, qui est déjà longue, je n’ai connu que deux assemblées du Cercle. L’une alors que je n’avais pas atteint mes dix ans, et celle-ci à l’aube de mes quatre-vingt-dix ans. De plus, les griots ne viennent pas nous rendre visite.

— Comment êtes-vous prévenus des assemblées ? »

Le vieil homme désigna le grand volcan.

« Un rayon vient du ciel et tombe dans le cratère du Kharb pour nous avertir que les voyageurs célestes vont bientôt être réunis. Il brille pendant trois jours et trois nuits. Les populations de tous les villages voisins se rassemblent au pied du volcan pour entendre le chant de l’espace. Il en vient d’autres régions d’Afrik et même d’autres continents. Ceux-là étudient le mouvement des astres pour prévoir le jour du rayonnement cosmique et arriver à temps. Dès que le rayon s’éteint, tous se retirent pour laisser les apprentis griots partir en quête de la kharba. Une quête qui sera bientôt la vôtre.

— Je croyais que les autres continents étaient trop ravagés par la guerre pour être habités.

— Nous le pensions aussi jusqu’à ce que nous recevions les premiers visiteurs. D’autres hommes ont survécu en Eurasie, en Amérie. Certains ont subi des mutations physiologiques et psychologiques importantes, dramatiques, mais ils se sont engagés avec détermination sur le chemin qui les ramène à l’humain. Nous maintenons avec eux des échanges réguliers.

— Par quel moyen ? »

Le vieil homme rajusta avec méticulosité le drapé de sa toge. Le soleil, déjà bas dans le ciel, perdait de son éclat et le ciel virait doucement à l’indigo. La chaleur restait agréable, presque euphorisante. Les meuglements prolongés des ruminants semblaient annoncer la fin du jour.

« La force de la pensée collective. Nous confions notre message au vent. Il le colporte de terre en terre.

— Les tribus des plaines rouges utilisent le même système, intervint Onko.

— Parfois les autres hommes nous envoient leurs oiseaux messagers, parfois ils organisent une expédition et viennent nous apporter eux-mêmes leur réponse, poursuivit le vieil homme. Chaque groupe progresse à sa façon, à son rythme. Venter se remet lentement de ses blessures. Cela fait maintenant très longtemps que notre monde n’a pas connu de guerre.

— Ici peut-être, mais ailleurs, sur les autres continents, comment pouvez-vous en être sûr ? demanda Seke.

— Nos correspondants nous en auraient informés. Nous entendons toujours au fond de nous la rumeur de la guerre. Nos ancêtres étaient des hommes de fureur et de bruit, des conquérants brutaux qui ne cherchaient qu’à posséder. Jamais ils n’ont regardé l’humanité dans sa totalité. Ils l’ont divisée en pays, en religions, en races, en classes. Chaque groupe s’efforçait de contrôler les ressources, les richesses, les territoires, les esprits, d’augmenter et de conserver ses privilèges. Une chance unique nous est proposée de recommencer. »

Le vieil homme se dirigea vers l’entrée de sa maison, mais il n’entra pas, il se retourna sur le seuil de la porte.

« Moi, la chance m’a souri doublement : j’ai assisté à deux rayonnements cosmiques, j’ai entendu deux fois le chant de l’espace. J’espère qu’elle vous sera favorable dans le cratère du Kharb. Le rayonnement était particulièrement intense cette fois-ci. Rentrez maintenant. Ou vos maîtres vont s’inquiéter de votre absence. »

Ayant prononcé ces paroles, il se retira dans sa maison. Seke et Onko reprirent le chemin du retour, escortés par les femmes et les enfants jusqu’à l’orée de la forêt.